Lutte contre la déportation de Paola Ortiz : fragment d’une histoire collective

Par Daniel Veron  

Mardi 6 septembre 2011. Première réunion de Solidarité Sans Frontières à laquelle j’assiste. Ce jour-là sont évoquées les demandes d’aide reçues ces derniers temps, dont un accompagnement pour le lendemain. Peu d’infos, juste un rendez-vous le lendemain fixé avec David, l’ami d’une certaine Paola, au « 10-10 St-Antoine ». Cette adresse n’a alors pas la moindre résonnance à mes oreilles. Qui peut y aller avec Jean-Luc ? Bah moi tiens, j’ai du temps, je suis là pour ça.

 

De fait, si je me suis retrouvé à Montréal à la fin de l’été 2011, c’est en grande partie pour des raisons professionnelles : j’étais là pour effectuer six mois de recherche, dans le cadre de ma thèse de sociologie que je prépare (toujours) à l’Université de Nanterre, en France. Ici, il me faut préciser que mon « mode d’entrée sur le terrain », comme on dit dans le jargon, est bien particulier : je m’ancre pleinement dans la réalité sociale que j’entends analyser. Et ma position est claire : elle est du côté de celles.eux qui luttent. (Bon si je raconte ça, c’est pour que vous situiez un tant soit peu le narrateur de ce récit.)

Le lendemain, je retrouve Jean-Luc devant les locaux de l’Agence des Services Frontaliers du Canada, au 1010 de la rue Saint-Antoine, Montréal. Arrivent alors Paola et David. On a une petite demi-heure pour faire le point autour d’un café. Paola est extrêmement anxieuse. Elle a rendez-vous tout à l’heure avec « son » agente, c’est-à-dire la personne chargée de procéder à sa déportation. Paola s’est en effet vue refuser l’asile par le Canada et, ayant épuisé tous les recours, son expulsion du pays est imminente. Mais son anxiété – elle est palpable – vient autant de la perspective qui l’attend que de la personnalité de son agente, Liette Malenfant. Cette femme terrifie Paola. C’est son troisième rendez-vous avec elle. Le premier, au moment du rejet de son ERAR (Examen des Risques Avant Renvoi), s’est soldé par une mise en détention. Le second était la semaine dernière, là encore afin d’organiser sa déportation : « Elle me crie dessus tout le temps. Elle est mauvaise ! En face d’elle je perds tous mes moyens… ». Cette fois-ci elle doit apporter ce qui manquait la fois passée, à savoir le passeport de sa fille, un passeport canadien puisque la petite, âgée de 4 ans, est née ici, tout comme son petit frère qui lui n’a que 2 ans. Sauf qu’elle n’a pas ce passeport, il ne lui a pas été délivré à temps.

 

Après avoir passé le seuil de ce grand bâtiment impersonnel, s’être plié.e.s à la fouille des sacs, décliné les raisons de notre visite, et bien sûr patienté dans la salle d’attente, suivant des yeux les disparitions régulières des membres de cette foule métissée derrière une porte grise à l’appel de leur nom, c’est au tour de Paola de s’entendre appelée. Nous nous levons tou.te.s les quatre, dans un même mouvement. Arrivé.e.s face à l’agente, la douche froide : elle refuse que nous accompagnions Paola pendant la rencontre.

 

L’attente est longue, mais Paola finit par ressortir, pour le moins troublée. L’agente s’adresse à nous :

« J’avais demandé un passeport en urgence. Elle ne l’a pas demandé en urgence.

­­– Si ! J’ai montré la lettre ! s’insurge Paola.

– Non !! Sinon il aurait été fait en urgence. »

 

Rendez-vous est fixé pour demain. Paola doit ramener le reçu du dépôt de demande de passeport en urgence, à défaut du passeport lui-même. Et là-dessus, l’agente tourne les talons, et disparait derrière cette foutue porte.

 

En attendant Paola est en larmes, elle tremble, et répète : « Mais j’ai montré la lettre, je l’ai montrée… ». Violence inouïe contenue dans le simple fait de mettre en doute sa parole.

 

Le temps pour Paola de récupérer et on se met au boulot : faire la demande de passeport en urgence d’abord ; trouver un avocat ensuite. Quelques coups de fils plus tard, rendez-vous est pris avec Stewart Istvanffy. Une fois dans son bureau, bonne surprise, Stewart connait Paola, c’est lui qui l’a fait sortir du centre de détention de Laval quelques semaines plus tôt. Il connait donc le dossier et l’accompagnera demain revoir Malenfant. Mais il est pessimiste : dans quelques jours, le passeport sera prêt, et plus rien n’empêchera l’expulsion de Paola et de ses deux enfants. Notre seule chance : monter un comité de soutien, frapper à toutes les portes, faire du pied à des journalistes et croiser les doigts pour réussir une mobilisation médiatique.

 

Et justement « le cas » de Paola est de ceux qui peuvent susciter la compassion. Femme violentée par son conjoint au Mexique – un flic donc d’autant plus d’impunité –, elle a fui au Canada, où elle met au monde deux enfants, canadiens. Le plus jeune est diagnostiqué autiste et la plus grande a des difficultés d’élocution dues à une surdité partielle ; les deux nécessitent donc des soins spécifiques, qu’ils ne peuvent guère espérer recevoir s’il.elle.s retournent au Mexique.

 

Alors voilà que la machine médiatique mord à l’hameçon et s’emballe (non sans peine et sueur de Paola, de ses proches et d’une poignée de soutiens). Face aux caméras de télévision, Paola est éloquente et raconte sa réalité, celle précisément que Immigration Canada « ne voit pas, n’écoute pas » : « Maintenant que je suis ici, que je vois que les choses peuvent s’améliorer, ils veulent me déporter. Pourquoi ? Ma vie, mon foyer est ici. » De conférence de presse en entrevues télé, radio ou papier, Paola écume les rédactions. Et les soutiens pleuvent.

 

Pourtant le lundi 19 septembre, lorsqu’un recours à la Cour Fédéral est entendu, le juge le rejette, en dépit de toutes ces premières pages. Paola est effondrée. Deux semaines épuisantes physiquement et surtout émotionnellement qui se soldent par un échec. Demain on se retrouve à l’aéroport…

 

Mardi 20 septembre, aéroport Trudeau, 6h30. Les caméras sont déjà là et Paola leur fait face. Ses enfants ne sont pas là, ils resteront au Canada. Tout le monde pleure. Et quand Paola me glisse : « Promets-moi qu’on ne va pas m’oublier, promet moi de tout faire pour continuer à être dans les médias », je ne les retiens pas toutes, mes larmes. Paola, elle, ne pleure plus. Pas face aux caméras. Elle tient à témoigner, mais plus seulement pour elle, pour tou.te.s les autres, toutes les personnes qui subissent de plein fouet la violence des politiques migratoires, « qui te voient seulement comme un papier, et te jettent de côté. »

 

Paola ne partira pas ce jour-là. L’expulsion a dû être annulée, Paola ayant fait un malaise : trop de stress. Trois jours de répit, une dernière nuit qui prend la forme d’une vigie à laquelle tous les soutiens assistent, et le 23 septembre 2011 Paola est expulsée du Canada, malgré cette énorme mobilisation médiatique. Laquelle n’aura pas été totalement vaine puisque c’est largement grâce à celle-ci que Paola a pu revenir – relativement – rapidement au Canada (relativement car il aura tout de même fallu sept mois de lutte, sur un autre rythme bien-sûr, mais avec l’aiguillon d’une certitude : chaque jour où Paola est séparée de ses enfants est un jour de trop). Tel est semble-t-il l’arrangement en hauts lieux dont Paola a bénéficié : elle se plie à son obligation de quitter le Canada, et le Québec s’engage à accélérer son retour. Mais ces bassesses qui permettent aux puissants de garder la face n’ont que peu d’intérêt. Ce qui pour moi, pour nous, en a de l’intérêt, c’est tout ce dont le spectacle ne parle pas.

 

C’est un tout petit bout de l’histoire de Paola que je vous raconte de l’extérieur. Un fragment de la vie de Paola, qui correspond au moment où nos trajectoires, la sienne et la mienne, se sont croisées. A l’instar de tous ces médias qui eux aussi ont raconté « l’histoire de Paola » ? Pas tout-à-fait non. Parce que ce qu’ils ne disent pas, c’est que ce traitement réservé à Paola est loin de n’être qu’anecdotique. Il n’est pas le fait d’un triste hasard : « Ah pas de chance, t’es tombée sur Malenfant ». Pas plus qu’il ne s’agirait d’un léger faux pas dans une logique de gestion rationnelle, humaine et juste : « Bon c’est vrai qu’une femme violentée, avec des enfants canadiens en bas âge, mérite de rester là. Soyons clément.e.s ! ».

 

Non, cette petite histoire – permettez que je revête un instant mes habits de sociologue ? – est le produit d’une violence systémique aux fonctions précises. Violence qui s’ancre très largement dans l’héritage colonial de ces États-nations dont sont recyclés non seulement les constructions idéologiques mais aussi les dispositifs policiers et les techniques de gestion des populations.

 

Si l’on s’y penche un peu, il apparaît que la déportation a deux fonctions spécifiques intimement liées. La première est une réaffirmation spectaculaire, théâtrale, de la frontière. L’espace physique sur lequel l’Etat-nation prétend assumer une souveraineté est matérialisé par la déportation hors de ses frontières ; et l’intégrité territoriale est ainsi scandée. Que ce soit en France, au Canada, ou ailleurs, le théâtre de la frontière produit son effet : démarquer le eux du nous, et, dans le même mouvement, réaffirmer la souveraineté étatique. Sans oublier la dimension matérielle de ce théâtre, à savoir toute l’économie de la sécurité engendrée : construction de ces murs de séparations, de centres de détention, logistique de l’expulsion, technologies de détection, militarisation de la surveillance…

 

La seconde fonction est sans doute plus fondamentale encore : la déportation favorise l’exploitation économique des personnes. Non pas tant la déportation en elle-même, mais plutôt la déportabilité des migrant.e.s, la menace suffisant à produire l’effet disciplinaire. Car la menace du renvoi du pays démultiplie celle du renvoi de l’emploi. Heures supplémentaires impayées, retenues sur salaires, non respect du droit du travail, des conditions de sécurité ou d’hygiène : l’éventail des abus est large. Si ces illégalismes ne sont évidemment pas uniquement le lot des travailleurs.euse.s migrant.e.s illégalisé.e.s, reste qu’il.elle.s sont largement favorisés par la vulnérabilité qui les caractérise (le même mécanisme est identique dans le cas des travailleur.euse.s temporaires qui, bien que possédant un statut légal, restent sous la menace du renvoi et du non renouvellement de leur contrat l’année suivante). Rien d’étonnant donc à retrouver systématiquement les sans-papiers employé.e.s toujours dans les mêmes secteurs : ceux des « 3Ds » (pour dirty, difficult and dangerous, soit la construction, le nettoyage industriel, la restauration…), et ceux du care (le soin, le travail domestique, le travail du sexe…). La logique à l’œuvre ici est navrante de banalité : baisse du coût du travail et par conséquent augmentation du profit.

 

Alors si l’histoire de Paola vaut la peine d’être contée, ce n’est pas tant pour la compassion qu’elle permet de susciter. C’est pour tout ce qu’elle dit de ce processus étatique d’illégalisation des personnes qui sert directement des intérêts économiques et politiques. Tout ce qu’elle dit de cette violence systémique érigée en bonne gestion gouvernementale, et maquillée de rationalité et d’humanisme. Si l’histoire de Paola vaut la peine d’être contée, ce n’est pas pour des larmes, c’est pour du sang versé. C’est pour ce qu’il faut détruire